vendredi 7 juin 2013

"Lourder" Léger. Pourquoi l'europhobie veut en finir avec le principe d'une union "morale" européenne

Alexis Léger parle déjà de notre réalité européenne lorsque, le 1er mai 1930, il l'évoque comme une hypothèse. Que souhaite-t-il, sinon ce qui s'est, dans les grandes lignes, mis en place ?

"Un pacte d'ordre général, si élémentaire fût-il, pour
- affirmer le principe de l'union morale européenne
- consacrer solennellement le fait de la solidarité instituée entre Etats européens

Dans une formule aussi libérale que possible, mais indiquant clairement l'objectif essentiel de cette association au service de l'oeuvre collective d'organisation pacifique de l'Europe,
les Gouvernements signataires s'engageraient à :
- prendre régulièrement contact, dans des réunions périodiques ou extraordinaires,
- pour examiner en commun toutes questions
- susceptibles d'intéresser au premier chef la communauté des peuples européens

Les gouvernements apparaissant ainsi liés à l'orientation générale d'une certaine politique commune,...
...le principe de l'Union européenne se trouverait désormais placé hors de toute discussion et au-dessus de toute procédure d'application quotidienne ;
... l'étude des voies et moyens serait réservé à la Conférence européenne ou à l'organisme permanent qui serait appelé à constituer le lien vivant de solidarité entre nations européennes et à incarner ainsi la personnalité morale de l'Union."
Memorandum d'Alexis Leger sur l'organisation d'un régime d'Union fédérale européenne, 1er mai 1930 (cité in Charles Zorgbibe, Histoire de la construction européenne, Paris, PUF, 1993, p.8-13)

Cette Union décrite par Léger, simplifiée à sa quintessence, est à peu près celle que nous connaissons.
Le détour par Léger et les années trente permet de caractériser l'originalité du courant politique qui, sans être totalement nouveau, plaide pour la sortie des nations de l'Union européenne, voire pour la dissolution de celle-ci.
On pourrait appeler ce courant sécessionniste si l'Union était un Etat et si le procès fait à l'Europe ne s'accompagnait pas de passion, de peur, de répulsion et même, dans certains cas, de haine à son égard. C'est pourquoi, je pense, on peut parler de courant europhobe.

L'europhobie s'inscrit comme un mouvement différent de l'euroscepticisme. L'euroscepticisme critique les voies et moyens pris par les Etats pour faire "progresser l'association européenne". Il dénonce les dysfonctionnements de sa gouvernance. Ses tenants veulent donc en réformer à la fois les politiques et les institutions.
L'europhobie, elle, va beaucoup plus loin : elle nie le principe d'une communauté des peuples européens. Elle récuse qu'ils puissent partager le même intérêt général. Elle ne les pense pas capables de s'unir dans une même volonté politique et une même action.

L'europhobie refuse que les gouvernements prennent l'habitude de travailler ensemble afin d'élaborer en commun des politiques communes. Pour la raison précise évoquée par Alexis Léger : afin que ne soit pas entretenue l'illusion d'une union possible, et encore moins d'une union naturelle, entre les peuples européens.

L'europhobie refuse que cette discussion principielle du choix européen soit éludée et considérée comme close par l'existence des traités et du processus européen. Elle veut que l'on repose ad nauseam la question de l'adhésion. Partout, à tous, et tout le temps : "Voulez-vous vraiment participer à l'Union européenne. Ne voulez-vous pas plutôt en sortir ?". La question d'une partie des conservateurs britanniques devraient devenir la question centrale du débat public. L'europhobie considère tous les traités dans ce domaine potentiellement caducs et révisables.

L'europhobie offre à la détestation populaire non pas des réalités, des politiques, des actions, mais un principe : celle d'une communauté, d'une union possible des Européens. Pourquoi ? On pourrait se contenter de considérer  cette idée d'union morale européenne comme utopique ou idiote. Pourquoi serait-elle odieuse ? Parce qu'elle fonctionne comme une illusion sédative, un venin qui commence à paralyser avant de libérer sa puissance létale. En effet, là où les naïfs croiront de bonne foi à une communauté capable de fonctionner dans la concertation, les plus forts eux auront tôt fait de se saisir de l'intérêt pour eux de ce nouveau vecteur de puissance. Ils le feront pour imposer, consacrer et pérenniser leur supériorité. L'idée d'une communauté entre le loup et les moutons n'est pas seulement absurde. Mise en oeuvre, elle est, selon la logique europhobe, meurtrière.

L'utopie d'une communauté possible entre les nations européennes les détruit de l'intérieur. Elle les fait renoncer à ce qui les fait vivre : la concurrence entre elles. Elle les fait sortir de la vie internationale qui n'est rien d'autre qu'un effort permanent d'adaptation et de survie. Elle désarme les plus petits peuples et les nations les moins organisées. Elle incite chacun à s'identifier à un intérêt commun qui n'a en fait rien de commun. Elle pare ainsi l'aliénation d'une sorte de légitimité morale et historique.

Au plan national, elle donne un prétexte à la paresse politique et à ceux qui refusent les contraintes et les sacrifices de la vie interétatique : l'effort de défense, l'effort de compétitivité, la discipline collective. Elle couvre d'un autre nom le renoncement à soi. Elle démobilise l'élite nationale. Elle en disjoint les composantes, militaires, économiques, politiques, juridiques. Elle démembre le projet national en autant de projets particuliers, écrits ailleurs et par d'autres. Elle écarte les dirigeants du  peuple, lui qui réclame d'abord de faire vivre la nation.

Au niveau central, elle fait proliférer une classe apatride qui ne répond à personne et, n'ayant aucun enracinement et aucune légitimité, revendique néanmoins la totalité de l'autorité, des pouvoirs et des privilèges. A la duperie, à l'aliénation, s'ajoutent, donc, plus odieux que tout, un accaparement insupportable. Usuriers, inquisiteurs, destructeurs sans visage du lien national et du lien social, ces oiseaux noirs, ces accapareurs... doivent être pendus ! "Eurocrate, sers-toi de ta cravate".

Nous ne pouvons donc pas entièrement confondre l'europhobie de ceux qui veulent quitter l'Union et souhaitent sa perte avec d'autres courants de mécontentement qu'ils essaient, d'ailleurs, pragmatiquement de récupérer en faisant jouer d'anciens clivages au sein des forces politiques :
- un euroscepticisme plus radical que d'habitude, qui se contentera, au final, de nouvelles exemptions et de quelques coupes budgétaires
- une poussée de souverainisme s'inscrivant dans un mouvement qui fait pendant à l'intrusion plus grande de l'Union européenne, du FMI et des créanciers internationaux dans la cuisine budgétaire et financière des élites nationales,
- une version anti-européenne d'un populisme patrimonial (garder ce que l'on a, ne pas changer d'habitudes, rester entre soi, ne pas se déclasser),
- l'expression d'une révolution conservatrice à l'européenne faisant l'apologie de l'économie libérale (peu d'impôts, peu de règles), des valeurs traditionnelles (travail, famille traditionnelle, épargne, charité, patrie) et des identités locales

Resurgit ainsi avec ce que nous pourrions appeler l' "europhobie" un discours politique refoulé, doté d'une grande cohérence interne. C'est un discours "transversal". Il peut servir de passerelle pour créer des rapprochements contre nature. Il peut magnétiser les déçus de l'idéal européen, les déclassés de l'ajustement structurel, mais aussi les eurosceptiques, les souverainistes et les conservateurs fatigués des ambiguïtés de leurs ténors.

Difficile du coup d'en modéliser l'impact et les conséquences. C'est en tout cas une pensée politique de combat, qui entend imposer ses questions et ses catégories au débat politique.