Alexis Léger
parle déjà de notre réalité européenne lorsque, le 1er mai 1930, il l'évoque comme
une hypothèse. Que souhaite-t-il, sinon ce qui s'est, dans les grandes lignes,
mis en place ?
"Un pacte d'ordre
général, si élémentaire fût-il, pour
- affirmer le
principe de l'union morale
européenne
- consacrer
solennellement le fait de
la solidarité instituée entre Etats européens
Dans une formule aussi
libérale que possible, mais indiquant clairement l'objectif essentiel de cette
association au service de l'oeuvre collective d'organisation pacifique de
l'Europe,
les Gouvernements
signataires s'engageraient à :
- prendre
régulièrement contact, dans des réunions périodiques ou extraordinaires,
- pour examiner en
commun toutes questions
- susceptibles
d'intéresser au premier chef la communauté des peuples européens
Les gouvernements
apparaissant ainsi liés à l'orientation générale d'une certaine politique
commune,...
...le principe de l'Union européenne se trouverait désormais
placé hors de toute discussion et au-dessus de toute procédure d'application
quotidienne ;
... l'étude des
voies et moyens serait réservé
à la Conférence européenne
ou à l'organisme permanent qui serait appelé à constituer le lien vivant de
solidarité entre nations européennes et à incarner ainsi la personnalité morale
de l'Union."
Memorandum d'Alexis Leger sur l'organisation d'un régime
d'Union fédérale européenne, 1er mai 1930 (cité in Charles Zorgbibe, Histoire
de la construction européenne,
Paris, PUF, 1993, p.8-13)
Cette Union décrite par
Léger, simplifiée à sa quintessence, est à peu près celle que nous connaissons.
Le détour par Léger et
les années trente permet de caractériser l'originalité du courant politique
qui, sans être totalement nouveau, plaide pour la sortie des nations de l'Union
européenne, voire pour la dissolution de celle-ci.
On pourrait appeler ce
courant sécessionniste si l'Union était un Etat et si le procès fait à l'Europe
ne s'accompagnait pas de passion, de peur, de répulsion et même, dans certains
cas, de haine à son égard. C'est pourquoi, je pense, on peut parler de
courant europhobe.
L'europhobie s'inscrit
comme un mouvement différent de l'euroscepticisme. L'euroscepticisme critique les
voies et moyens pris par les
Etats pour faire "progresser l'association européenne". Il dénonce
les dysfonctionnements de sa gouvernance. Ses tenants veulent donc en réformer à
la fois les politiques et les institutions.
L'europhobie, elle, va
beaucoup plus loin : elle nie le principe d'une communauté des peuples
européens. Elle récuse qu'ils puissent partager le même intérêt général. Elle ne les
pense pas capables de s'unir dans une même volonté politique et une même action.
L'europhobie refuse que
les gouvernements prennent l'habitude de travailler ensemble afin d'élaborer en
commun des politiques communes. Pour la raison précise évoquée par Alexis Léger
: afin que ne soit pas entretenue l'illusion d'une union possible, et encore
moins d'une union naturelle, entre les peuples européens.
L'europhobie refuse que
cette discussion principielle du choix européen soit éludée et considérée comme
close par l'existence des traités et du processus européen. Elle veut que l'on repose
ad nauseam la question de
l'adhésion. Partout, à tous, et tout le temps : "Voulez-vous vraiment
participer à l'Union européenne. Ne voulez-vous pas plutôt en sortir ?".
La question d'une partie des conservateurs britanniques devraient devenir la
question centrale du débat public. L'europhobie considère tous les traités dans
ce domaine potentiellement caducs et révisables.
L'europhobie offre à la
détestation populaire non pas des réalités, des politiques, des actions, mais
un principe : celle d'une communauté, d'une union possible des Européens.
Pourquoi ? On pourrait se contenter de considérer cette idée d'union morale européenne comme utopique ou
idiote. Pourquoi serait-elle odieuse ? Parce qu'elle
fonctionne comme une illusion sédative, un venin qui commence à paralyser avant
de libérer sa puissance létale. En effet, là où les naïfs croiront de bonne foi
à une communauté capable de fonctionner dans la concertation, les plus forts
eux auront tôt fait de se saisir de l'intérêt pour eux de ce nouveau vecteur de
puissance. Ils le feront pour imposer, consacrer et pérenniser leur
supériorité. L'idée d'une communauté entre le loup et les moutons n'est pas
seulement absurde. Mise en oeuvre, elle est, selon la logique europhobe,
meurtrière.
L'utopie d'une communauté
possible entre les nations européennes les détruit de l'intérieur. Elle les
fait renoncer à ce qui les fait vivre : la concurrence entre elles. Elle les
fait sortir de la vie internationale qui n'est rien d'autre qu'un effort
permanent d'adaptation et de survie. Elle désarme les plus petits peuples et
les nations les moins organisées. Elle incite chacun à s'identifier à un
intérêt commun qui n'a en fait rien de commun. Elle pare ainsi l'aliénation
d'une sorte de légitimité morale et historique.
Au plan national, elle
donne un prétexte à la paresse politique et à ceux qui refusent les contraintes
et les sacrifices de la vie interétatique : l'effort de défense, l'effort de
compétitivité, la discipline collective. Elle couvre d'un autre nom le renoncement
à soi. Elle démobilise l'élite nationale. Elle en disjoint les composantes,
militaires, économiques, politiques, juridiques. Elle démembre le projet
national en autant de projets particuliers, écrits ailleurs et par d'autres.
Elle écarte les dirigeants du
peuple, lui qui réclame d'abord de faire vivre la nation.
Au niveau central, elle
fait proliférer une classe apatride qui ne répond à personne et, n'ayant aucun
enracinement et aucune légitimité, revendique néanmoins la totalité de
l'autorité, des pouvoirs et des privilèges. A la duperie, à l'aliénation,
s'ajoutent, donc, plus odieux que tout, un accaparement insupportable.
Usuriers, inquisiteurs, destructeurs sans visage du lien national et du lien
social, ces oiseaux noirs, ces accapareurs... doivent être pendus !
"Eurocrate, sers-toi de ta cravate".
Nous ne pouvons donc pas
entièrement confondre l'europhobie de ceux qui veulent quitter l'Union et
souhaitent sa perte avec d'autres courants de mécontentement qu'ils essaient,
d'ailleurs, pragmatiquement de récupérer en faisant jouer d'anciens clivages
au sein des forces politiques :
- un euroscepticisme plus radical que d'habitude, qui se contentera,
au final, de nouvelles exemptions et de quelques coupes budgétaires
- une poussée de souverainisme s'inscrivant dans un mouvement qui fait pendant à
l'intrusion plus grande de l'Union européenne, du FMI et des créanciers
internationaux dans la cuisine budgétaire et financière des élites nationales,
- une version
anti-européenne d'un populisme patrimonial (garder ce que l'on a, ne pas changer d'habitudes, rester entre soi, ne
pas se déclasser),
- l'expression d'une révolution
conservatrice à l'européenne
faisant l'apologie de l'économie libérale (peu d'impôts, peu de règles), des
valeurs traditionnelles (travail, famille traditionnelle, épargne, charité,
patrie) et des identités locales
Resurgit ainsi avec ce
que nous pourrions appeler l' "europhobie" un discours politique
refoulé, doté d'une grande cohérence interne. C'est un discours "transversal".
Il peut servir de passerelle pour créer des rapprochements contre nature. Il
peut magnétiser les déçus de l'idéal européen, les déclassés de l'ajustement
structurel, mais aussi les eurosceptiques, les souverainistes et les
conservateurs fatigués des ambiguïtés de leurs ténors.
Difficile du coup d'en
modéliser l'impact et les conséquences. C'est en tout cas une pensée politique
de combat, qui entend imposer ses questions et ses catégories au débat
politique.