jeudi 28 juin 2012

L'état de l'avenir européen en 2012

Synthèse institutionnelle ou remise en question des prothèses institutionnelles ?

Le géographe doit toujours confesser sa gêne face à l'historien et au philosophe quand il s’agit d'institutions. Le savoir du géographe, ce sont les lieux plus que les sociétés, c’est le temps long plutôt que ces formes toujours temporaires d'organisation que sont les institutions. L'Europe du géographe se réfère bien moins aux Traités qu’au continent physique et humain de l'Europe, allant du Don à l'Atlantique, de la Baltique au Sahara.

Le géographe se satisfait mal des métonymies administratives. L'Union européenne ne peut pas se prétendre "l'Europe" en laissant à l'extérieur de ses frontières plus de 200 millions d'Européens. L'Europe du Conseil de l'Europe, avec la Russie, l'Ukraine, la Turquie et les Balkans coïncide mieux avec le continent des géographes. Le "voisinage européen" de l'Union oublie la Norvège, la Russie, la Libye, mais inclut les Etats du Caucase. Le géographe agace toujours un peu à rappeler que les différentes cartes ne se recouvrent pas et qu'on peut y lire, comme par strates sédimentaires, l'histoire de containments mutuels.

Plus personnellement, il y a, je crois, une différence d'approche entre ceux qui travaillent dans des lieux de débat - l'université, le parlement, les think tanks - et ceux qui fréquentent plutôt les lieux de l'initiative et de l'action : le Conseil européen, la Commission, les gouvernements des Etats membres.
Les premiers sont très critiques des lenteurs, des incohérences, des opacités et des complexités à leurs yeux inutiles de l'Union européenne[1]. Ils comprennent mal à quel point les décisions sont aussi concentrées qu'hasardeuses. Les seconds saisissent parfois moins bien l'écart entre la décision qu'ils préparent, négocient et arrêtent... et son incarnation dans la réalité. Car il faut du temps pour que la loi devienne la loi, pour qu'une norme devienne une pratique courante, acceptée et garantie par une sanction efficace. La légitimité qui est issue du débat, de l'adéquation avec le fonctionnement de la société réclame du temps. Le "prométhéisme" des dirigeants exécutifs n'est pas toujours bon juge.
C'est donc surtout à l'amitié toujours un peu facétieuse des professeurs Seminatore et Leray que, spécialiste de la géopolitique de la paix, je me retrouve à évoquer, un peu loin de mes bases, la possibilité, ou faut-il dire ici l'espoir, d'une nouvelle synthèse institutionnelle pour l'Union européenne

L'espoir d'une synthèse institutionnelle : le Royaume arrive..!

Cet espoir d'une nouvelle synthèse institutionnelle est aujourd'hui caressé par une partie des responsables européens comme par certains des intellectuels qui travaillent à leur contact. Un espoir qui semble paradoxal dans un contexte d'appauvrissement, de difficultés budgétaires très graves et de montée des populismes.
La synthèse institutionnelle nouvelle serait le fruit dialectique de notre marginalisation au sein du monde globalisé, le résultat nécessaire et finalement heureux des crises que nous traversons. La nouvelle synthèse institutionnelle européenne offrirait, au prix de réglages inévitables et sans doute difficiles, une issue à la crise des Etats-nations européens surchargés de dettes et de responsabilités accumulées au cours des cinquante dernières années qu'ils n'ont plus les moyens d'assumer[2]. Le sursaut fédéral européen ferait ainsi d'une seule pierre deux coups : il achèverait l'édifice commencé en 1950 avec la CECA et permettrait d'éviter l'effondrement des Etats et des modèles sociaux européens.

Il existe de cette théorie une version réaliste, dispersée, peu construite mais bien présente parmi les dirigeants politiques d'hier et d'aujourd'hui. Elle met l'accent sur le rôle décisif des Etats, des contraintes économiques et des normes.
Cette vision a, bien évidemment, ses non-dits : elle présuppose la stabilité du continent, la permanence des Etats actuels, la capacité des élites politiques nationales et européennes à rester légitimes et à convaincre les opinions du changement. Elle ne fait l'hypothèse d'aucune déstabilisation majeure de l'ordre actuel européen. Elle développe le scenario d'une marginalisation lente si rien n'est entrepris pour accélérer la formation d'une Europe fédérale et politique.

De par le rôle central que l'Allemagne occupe désormais dans la construction européenne, de par les bénéfices qu'elle retire du marché intérieur, de par la contestation qui s'y développe à propos de la solidarité européenne, cette problématique d'une fédération nécessaire semble particulièrement présente dans le discours des élites allemandes.

Pour Helmut Schmidt, le besoin d'unité de l'Europe ne résulte plus de la nécessité de contrôler l'Allemagne et de maîtriser son poids au centre du continent mais de la nouvelle situation démographique et économique de l'Europe dans le monde." Chacune des nations de l'Europe ne fait plus qu'une fraction d'un 1% de la population mondiale. Ce qui signifie que si nous voulons conserver l'espoir de conserver, nous les Européens, une certaine importance dans le monde, nous ne pouvons y arriver qu'ensemble. Il en résulte un intérêt stratégique de toutes les nations européennes à son intégration intégrale à long terme"[3].

Pour Angela Merkel[4], la nouvelle synthèse institutionnelle est inévitable : elle résulte de la discipline nécessaire que les Etats doivent s'imposer les uns aux autres, comme pré-condition d'une solidarité financière qui se renforce à une vitesse sans précédent. La convergence budgétaire est aussi la pré-condition du retour de la prospérité commune : les pays européens doivent renouer avec le sérieux, s'ils veulent voir les taux baisser, les investissements étrangers revenir, leurs produits et leurs services retrouver une attractivité en termes de rapport qualité/prix. L'Europe doit aider à retrouver cette discipline en accompagnant les évolutions, en évitant les dérapages catastrophiques, en maintenant la pression sur les gouvernements et les partenaires sociaux les moins responsables. Une exigence européenne renforcée permet de faire entre soi, de manière réfléchie et solidaire, ce qu'autrement les marchés imposeront de faire de toute manière au milieu du chaos. La pression des marchés viendra d'ailleurs si besoin est rappeler ceux qui tergiversent à leur obligation de réforme, et c'est pourquoi il n'est pas mauvais que les Etats conservent, même en zone Euro, des taux différents sur leur dette souveraine[5]. Ces efforts supplémentaires de discipline doivent bien entendu se faire dans un cadre démocratique, sous le contrôle des Parlements nationaux d'abord, puis, au plan européen, dans le respect de l'ordre communautaire. Ces progrès sont en cours, dans les formats possibles, renforçant l'Union de l'extérieur[6].

Pour le Secrétaire général du Parlement, une pratique constitutionnelle nouvelle est déjà en train d'émerger. Le Conseil européen se trouve là où, dans un cadre national, il détiendrait la présidence. Il joue le rôle d'une présidence collégiale de l'Union et donne les grandes orientations. La Commission est de fait l'exécutif de l'Union. Le Conseil des Ministres, débarrassé de ses fonctions exécutives au profit du service d'action extérieure, ressemble, de plus en plus, à l'équivalent d'une chambre haute représentant les Etats tandis que le Parlement représente la diversité du peuple européen. Dans ce nouveau contexte, il est possible de politiser davantage l'élection européenne pour en faire l'élection déterminante pour le choix du Président de la Commission[7].

Pour le philosophe Luuk van Middelaar, "La puissance du telos européen est telle que chaque crise le réanime ; dans la confusion, l'espoir de rédemption laisse place à un désir plus fondamental encore, celui d'affronter plus avant l'avenir ensemble". Ainsi les Etats de l'Europe poursuivent-ils un projet de longue date, celui de constituer ensemble l'expression politique du continent, en sortant des rivalités géopolitiques qui les opposaient et en allant plus loin que l’élaboration d'institutions[8].

Le roi est nu... ! Prothèses institutionnelles et géopolitiques

Je propose ici une autre lecture. Beaucoup de nos institutions, beaucoup de nos politiques européennes ont été hardiment jetées en avant, comme la préfiguration de solutions communes à des problèmes que nos Etats nations n'avaient plus la capacité, les moyens ou le consensus nécessaires pour résoudre seuls. On pourrait presque parler de "prothèse institutionnelles" : en lieu et place de politiques nationales impuissantes, ce sont des politiques européennes qui ont été construites.

Ces politiques européennes et ces institutions n'ont pas démérité par elles-mêmes. Elles ont, en revanche, masqué la réalité de problèmes plus importants qu'elles étaient incapables de résoudre par leur seule émergence. En ce sens, comme dans le conte d'Andersen, arrive un moment de vérité où l'enfant constate que le "roi est nu".

Le système tient grâce à ses institutions. Mais ces prothèses institutionnelles ne peuvent continuer à faire illusion dans un monde où le statu quo chavire sous la pression de changements puissants et ce, dans un sens défavorable aux Européens.

- dans le domaine de la sécurité et de la défense : la perspective de plus en plus pressante du désengagement américain en Europe se conjugue avec le réarmement du reste du monde, avec le neutralisme budgétaire des Européens qui mène au seuil de leur désarmement structurel. Si l'OTAN tient lieu de défense collective et d'instrument commun, comme en Libye, la question reste de savoir pour combien de temps, et à quelles conditions pour la souveraineté commune des Européens.

- dans le domaine commercial, il y a désormais le spaghetti bowl en lieu et place de l'OMC et la guerre des monnaies qui, à tout moment, peuvent nous mettre hors jeu. Pour y faire face, nous avons le Marché unique, le Grand marché, l'extension du Grand marché qui tient lieu de garantie, mais pour combien de temps et à quel degré de conditionnalité ? Comment allons-nous arbitrer entre la nécessité d'étendre notre marché et l'engagement que nous avons pris de défendre nos valeurs et nos principes avec nos partenaires qui, eux, sont fortement sollicités par des régimes autoritaires leur proposant plus d'aide, moins de conditionnalité et l'accès à des marchés dont la croissance est plus tonique.


Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012



- dans le domaine énergétique, il y a la crise du modèle nucléaire européen et du mix énergétique des pays qui avaient choisi de construire autour de cette énergie un équilibre d'approvisionnement ; il y a aussi la course aux ressources, la cherté croissante et la dépendance possible d'une partie de l'Europe. Face à ces défis, peut-on dire que la politique européenne de l'énergie, encore balbutiante, orientée vers la libéralisation du marché et la lutte contre le changement climatique soit adaptée ? La divergence croissante entre la France et l'Allemagne sur la question du nucléaire permet-elle encore d'imaginer une politique européenne de l'énergie, question soulevée par Hubert Védrine il y a peu ?





Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012



- dans le domaine monétaire, c'est la fin des effets de leviers, du crédit facile, de la bulle financière et le réajustement des taux en face des risques de solvabilité et des opportunités de croissance réels. Ce qui ne joue pas en faveur des Européens où les Etats, les banques et les ménages se sont développés à crédit. Face à ces changements, l'Union a repris à marche forcée les dossiers inachevés de la gouvernance de l'Union monétaire. Nous avons désormais une politique différente de la BCE, les fonds (dont l’un n’est pas encore efficace, le ESM), les promesses de bonne discipline budgétaire faites au monde et à nous-mêmes, mais qui n’ont pas encore leur place dans un Traité dûment ratifié. Mais il manque à notre Banque centrale la capacité de supervision centralisée du secteur financier qui fait la puissance de la FED. Il manque un pôle central d'accumulation comme une régulation centrale des marchés appuyée sur un droit unique et des pratiques uniques. Depuis 2008, chaque pays fait sa propre cuisine pour essayer de sauver ses banques et d'organiser leur recapitalisation, en marge du principe d'interdiction des aides d'Etat. Le péril des banques nationales renforce le péril des Etats endettés et des établissements partenaires. La crise bancaire n’a de cesse de rallumer les doutes sur la solvabilité des Etats fragilisés et ouvre à nouveau sur le scénario catastrophe d'un effet domino.


Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012



Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012

- dans le couple franco-allemand, il y a la divergence fondamentale entre un modèle d'externalisation des années 90 (qui suppose un calage précis de l'Euro) en Allemagne et un modèle d'optimisation des années 70 accompagné de puissants stabilisateurs automatiques en France. Le couple tient politiquement… Mais pour combien de temps, à quelles conditions ? La France s’avère être de plus en plus incapable de corriger le fonctionnement du Marché unique qui, du fait des choix économiques et industriels respectifs, tourne de plus en plus à son détriment.




Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012




Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012

- dans le domaine de la production, il y a érosion de l'avantage technologique et scientifique, c'est-à-dire moins de valeur ajoutée les uns par rapport aux autres. Faut-il évoquer le PCRD ou le chacun pour soi ?


Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012





Source: Schuman Report on Europe. State of the Union 2012, Fondation Robert Schuman, Paris, 2012





Notre gâteau est mangé par tous les bouts.
Nous voyons bien que notre modèle d'organisation d'ensemble, notre modèle d'accumulation d'abord, est menacé par :
- la décélération relative des gains de productivité et donc des valeurs ajoutées distribuables, soit une menace pour la croissance potentielle
- l'augmentation des prix de l'énergie et des ressources, soit une menace pour la compétitivité et l'indépendance
- la capacité à faire assumer par d'autres les risques de nos dettes et de notre défense, soit une menace budgétaire
- la capacité des grandes nations à partager, au même moment, les mêmes intérêts économiques et matériels (France, GB, Allemagne, Pologne), soit une menace sur la cohésion

Raymond Aron et Levy-Strauss plutôt que Foucault.
Cet écart entre les ressources disponibles et les menaces (implosion des Etats providence, nouvelle cassure Nord-Sud de l'Union, déclassement global aujourd'hui, vide de sécurité demain) rappelle l'année 1950 : une Europe de l'Ouest démunie face à l'appétit soviétique. Nous ne sommes pas transportés dans le futur, nous sommes renvoyés au passé difficile d'une reconstruction.
De ces difficultés, l'Europe de la Déclaration Schumann ne s'est pas sortie sans allié, sans un surcroît d'unité, sans une priorité matérielle - le charbon et l'acier - sans un saut en avant dans la confiance mutuelle.
L'Europe communautaire s'inscrit, depuis le début, dans une structure - un ensemble de choses à dire, à partager et à faire qui vont presque de soi. Cette structure est celle du rattrapage : narration de la conversion, rattrapage en matière économique et de défense, pragmatisme et concentration des moyens. Ce code génétique est peut-être celui sur lequel il faut parier à nouveau.







[1] Philippe Herzog, Une Tâche infinie, Fragments d'un projet politique européen, Paris, Editions du Rocher, 2010.
[2] Jacques Attali, Tous ruinés dans dix ans, Paris, Plon, 2011
[3] Helmut Schmidt, Discours au Congrès du SPD, 4 Décembre 2011
[4] Angela Merkel, Discours au Congrès de la CDU, 14 novembre 2011, Discours devant le World Economic Forum de Davos, 24 janvier 2012
[5] Uwe Korsipius, Secretaire général du Conseil , à l'occasion d'un séminaire du BEPA de la Commission ouvert aux think tanks sur l'avenir de la méthode communautaire (mars 2012)
[6] Richard Corbett, Parameters of a Crisis, in The Future of Economic Governance in the EU, Policy Network, mars 2012
[7] Klaus Welle, Secrétaire général du Parlement européen, Communication devant le Centre for European Policy Studies, 29 mars 2012 (site web du Parlement européen)
[8] Luuk van Middelaar, Le Passage à l'Europe, Paris, Grasset, 2012