Hypostases de la Méditerranée
Formes et conditions d'un espace
euro-méditerranéen
À paraître . IPEMED (*)
I- Légitimité de
l’espace méditerranéen
Q : Peut-on
parler d’espace méditerranéen ou bien est-ce une construction théorique?
La culture
méditerranéenne d'aujourd'hui s'inscrit dans le même espace que la civilisation
méditerranéenne pré-contemporaine.
Cet espace s’est un peu
rétréci en raison de l’aridité venue du Sahara au Sud et du désert de Syrie à
l’Est. C’est un espace marqué par un même climat, une même géomorphologie, une
même civilisation agraire, des flux commerciaux commun, le même phénomène
d’urbanisation des littoraux. Cette unité de l’espace méditerranéen, du point
de vue du géographe, est indiscutable. L'unité de cet espace a longtemps créée
la possibilité d'une civilisation matérielle commune. C’est la thèse de Fernand
Braudel.
Si l’on évoque les
échanges contemporains, l'espace méditerranéen s’est développé depuis le
dix-neuvième siècle en symbiose avec l'essor industriel et tertiaire de
l'Europe atlantique, rhénane et centrale. Les entreprises européennes sont
depuis longtemps familières des marchés du sud de la Méditerranée. La
modernisation de la rive sud s'est faite avec des capitaux et des techniques du
Nord depuis le début. C'est ce que montre, entre autres, le travail de Norman
Pounds.
Aujourd'hui, la
civilisation matérielle commune à l'espace méditerranéen s’exprime, entre
autres, à travers les médias : les mêmes journaux, les mêmes émissions TV, les
mêmes réseaux internet sont connus sur les deux rives. Il y a, en dépit du
morcellement linguistique de la Méditerranée, un espace de communication
largement partagé, même si les flux sont asymétriques.
Mais il serait naïf
de penser que ces facteurs de proximité suffisent à créer une unité économique
et sociale entre les deux rives.
Les réalités sociales,
économiques et politiques ne sont pas les mêmes. Au sud, les économies sont
restées très cloisonnées et l’Etat a joué un rôle déterminant dans la
structuration des flux et des rentes économiques. Au Nord, la
dénationalisation, la mise en place d’un grand marché commun, l’accumulation de
capitaux, tirée en avant par le secteur privé, composent un ensemble dont les
caractéristiques sont différentes.
Israël, dans ce
contexte, ne constitue pas une exception. Fermé à ses voisins, il regarde,
comme eux, vers l’Europe et les Etats-Unis. Comme eux, il a construit une
articulation spécifique entre le militaire, le civil et le politique. La
Turquie est un peu plus intégrée dans le marché unique mais conserve des
caractéristiques similaires : un Etat profond et puissant dans la vie
économique et sociale, un rôle particulier des militaires...
Beaucoup d'évolutions
concourent, depuis vingt ans, au rapprochement entre les deux rives. Il y a d'abord partage
de la même culture technologique, scientifique et entrepreneuriale, aujourd'hui
en langue anglaise et dans le contexte de la globalisation.
Il y a ensuite le
rapprochement des économies des deux rives. Il résulte de la fin du socialisme
en Méditerranée.
Il y a aussi le nombre
important de familles "à cheval" sur les deux rives, des travailleurs
turcs en Allemagne aux retraités français au Maroc.
Ces facteurs de
rapprochement légitiment les efforts pour essayer de construire politiquement
un espace d'échange et de régulation commun. Cet espace est un potentiel plus qu'une
réalité. Un potentiel encore très insuffisamment exploité. C'est la leçon des
travaux de Pierre Beckouche. Il montre à quel point les Etats-Unis et la Chine
investissent beaucoup plus que les Européens dans leur voisinage méridional,
autour de la Mer des Caraïbes ou de la Mer de Chine du Sud. C'est pourquoi
l'espace méditerranéen est aujourd'hui un projet politique plus qu'une réalité géographique.
Il est à bâtir. Cette intuition a servi d'étincelle au projet de l'UPM.
Q : L’idée
d’euro méditerranée a-t-elle un sens pour vous ? Si oui, lequel ?
La prudence s’impose. Les
spécificités culturelles existent et cette diversité fait partie intégrante de
l’espace méditerranéen. Jamais il n’a été question d’aplanir cette diversité
pour construire l’Union pour la Méditerranée.
Les Européens de la rive
nord ont eux-mêmes l'occasion de mesurer les contrastes qui existent chez eux
entre leur Nord et leur Sud : le Péloponnèse n'est pas l'Attique, le Midi
n'est pas l'Ile de France, le Mezzogiorno n'est pas la Lombardie… Cette
expérience de la différence, d'une différence impossible à effacer, est
inscrite dans le programme génétique de l’Europe. La diversité est partout en
Europe, entre les pays, au sein des régions, entre les côtes et l’intérieur,
entre les zones denses et les zones vides... Ces clivages régionaux, les
constructions nationales les ont parfois estompés, mais les géographes les identifient
très bien.
Les pays de la rive Sud
connaissent la même hétérogénéité : littoraux et hauts pays, plaines arabisées
et montagnes refuges, mondes pleins et déserts...
Etre Européen, être
Euro-Méditerranéen c'est peut être avoir la conscience du caractère
irréductible de cette diversité. C'est renoncer par principe au mythe de
l'identité entre un Etat et une culture unique et exclusive. C'est assumer le
fait que seule la volonté de vivre ensemble peut construire les nations. C'est
se rappeler que toutes les tentatives d'homogénéisation culturelle,
linguistique, religieuse - et il y en a eu partout - ont tourné à
l'appauvrissement et au conflit. C'est aussi, sans doute, aimer cette
diversité, l'apprécier, être capable de s'en nourrir. C'est assumer, pour reprendre
l'image de Michel Serre, que sous l'habit d'Arlequin, la peau d'Arlequin
elle-même est un patchwork.
L'idée
euro-méditerranéenne s'inscrit comme l'expression d'une civilisation matérielle
encore largement commune.
La culture matérielle
commune se définit selon Braudel par l’usage des mêmes objets. C’est elle
qui, par ces mêmes artefacts, rapproche et engendre une civilisation commune.
Elle fonde une identité euro-méditerranéenne au sens large, de la Pologne aux
Pays Baltes jusqu’à l’Asie Centrale
qui partagent la même culture matérielle avec l’Europe de l’Ouest.
La culture matérielle,
souvent occultée, est partie prenante de la culture.
Avec les mêmes
instruments, par exemple, la cuisine finit spontanément par se ressembler.
Autre exemple : le paysage urbanisé. Aux Etats-Unis, la volumétrie, les
proportions, l’organisation de l’espace sont autres. La civilisation matérielle
euro-méditerranéenne s'exprime dans un urbanisme spécifique, avec des places,
des espaces verts, des trottoirs, un éclairage public, bien loin de la grille
nord-américaine ou de la ville-rue qu'on rencontre ailleurs.
Le risque pour l'idée
euro-méditerranéenne n'est pas son manque de substance, mais son succès, un
succès qui risque d'en diluer l'originalité. Les Etats-Unis ont fait un grand
pas vers le modèle euro-méditerranéen de société en abandonnant la ségrégation
raciale légale dans les années soixante. La Russie et l'Europe de l'Est ont
abandonné le communisme. La rive Sud est en train d'en finir avec les dernières
traces du socialisme arabe. La Turquie et l'Inde ont renoncé au développement
autocentré dirigé par l'Etat. Cela veut dire qu'aux mêmes réalités matérielles
- celle d'une société largement urbaine, industrielle, technologique -
répondent de plus en plus les mêmes structures de production, de savoir et de
pouvoir. Parler de globalisation est partiellement inexact. Ce qui se passe,
c'est la diffusion d'un certain modèle qui est historiquement celui de l'Europe
de l'Ouest
Q : Quelles
complémentarités et quelles disparités percevez vous entre les deux
rives ?
Des écarts
démographiques importants existent entre un monde encore jeune, d’un
côté, et un monde vieillissant, de l’autre.
Si le vieillissement de
la population se dessine pour le sud de la Méditerranée, ce n’est pas
aujourd’hui le cas. L’Europe n’a pas réussi à faire de cette disparité un
atout, une complémentarité, sans doute en raison d’une certaine méfiance à
l’égard de ceux qui ne sont pas qualifiés.
Cette grande jeunesse du
Sud, l’Union Européenne n’en profite pas. Il n'y a pas, il n'y a plus, de vases
communicants. La jeunesse de la rive sud n’a pas induit de dynamique
démographique au nord. On aurait pu penser le contraire. Les jeunes du sud de
la Méditerranée auraient pu venir regonfler le bas de la pyramide des âges du
nord. Les Sud ont souvent joué ce rôle. Ici ce n'est pas le cas.
D’un point de vue
économique, des marchés arrivés à saturation côtoient des économies en
rattrapage.
Cette complémentarité est assez bien utilisée par les entreprises du Nord en
partenariat avec les entreprises du Sud. Les premières profitent des marges de
manœuvre qu’elles peuvent développer au sud grâce au potentiel de consommation
qui est moins entamé que dans le nord.
La distribution du
cinéma illustre bien cette situation : les grands complexes multisalles
construits à partir des années 1980 en Europe ont atteint leur potentiel. On
n'en construit plus beaucoup. En revanche, le même "produit" se
développe au Sud de la Méditerranée. La différence dans le comportement des
marchés permet ainsi de rajeunir des produits en fin de cycle de vie au Nord en
les proposant au Sud où ils restent attractifs. C’est une vraie et puissante
complémentarité matérielle.
Sur le plan politique,
les régimes sont tous différents les uns des autres dans leur organisation en
dépit des parentés constitutionnelles. La carte politique de
l'Euro-Méditerranée reste très bigarrée. Il faut se méfier de considérer les
démocraties européennes comme un tout homogène. Jacques Levy nous l'a appris,
il faut "soulever la couette". L'organisation territoriale du pouvoir
n'est pas identique. La géographie du contrôle n'est pas la même. La géographie
de la légitimité n'est pas la même.
Dans le Sud, cependant,
les systèmes personnels ont, en général, joué un rôle important dans la
structuration du pouvoir, alors, que dans le Nord le degré
d’institutionnalisation est plus élevé.
Q : Avec les
révolutions arabes, ceci pourrait-il changer, et changer le rapport à l’Etat
qui au Nord et au Sud n’est pas le même ?
Qu'est-ce qui peut
vraiment changer les choses ?
Limiter le
clientélisme
Il n'y a pas de vraie
révolution sans un changement économique, sans un déplacement (sinon une
abolition) des rentes de situation, sans un autre partage des richesses. De
quoi rêvaient les révolutionnaires du printemps arabe ? - d'un Etat qui ne soit
pas au service exclusif de certaines familles, accaparé par le clientélisme. Si
une partie des clientèles ont été démantelées en Tunisie, ailleurs elles
résistent mieux. Ainsi, les familles militaires forment une des réalités du
pouvoir en Egypte et en Algérie. La Jordanie et le Maroc semblent, pour
l'instant, vivre une révolution oligarchique où les familles se redistribuent
surtout entre elles la rente politique.
La question est bien de
savoir si ces marchés peuvent aujourd'hui s'affranchir du clientéliste, si de
vraies économies de marché peuvent naître. La famille et les réseaux sociaux
ont été des facteurs de résilience nécessaires pendant la période de la
dictature et du socialisme, mais ils sont désormais des freins à la
transformation. « Défamiliariser » l’économie est une réponse à
l'aspiration égalitaire que nourrit la jeunesse du Sud. Elle sent que si
l'économie reste prisonnière des logiques de cooptation, l’avenir lui restera
fermé. Et le principe d’égalité restera formel.
Pour le dire autrement,
l’accès au marché de l’emploi, au crédit, au marché des biens, hors du principe
d’affiliation et d’allégeance, - soit l’ouverture du social et de l’économie -
représente la clé pour sortir de l’impasse.
C’est de là qu’est née,
en partie, la dynamique révolutionnaire.
Faciliter la
sous-traitance industrielle
Autre question :
peut-on inverser le schéma d’importation du travail par le Nord et produire au
Sud ?
Le rapport de Christian
Stoffaes sur le modèle industriel allemand ouvre des perspectives :
si l’Allemagne va mieux que les autres pays européens, c’est qu’elle a su
exporter à la fois du travail et des biens en dehors de la zone euro.
L'Allemagne sous-traite une bonne partie de la production primaire en dehors de
la zone euro. Elle incorpore ensuite ces intrants dans la production finale,
réalisée en Allemagne. Au final, le coût des produits "allemands" est
abaissé par la sous-traitance et ils peuvent rester compétitifs par rapport aux
produits concurrents issus des industries asiatiques.
Or, les pays du sud de
la Méditerranée, à l’exception de la Turquie et, dans une moindre mesure, du
Maroc, n’ont pas bénéficié de l'organisation de la sous-traitance industrielle
des entreprises de la zone euro. Ces flux de sous-traitance ont profité aux
pays du centre de l'Europe et ont été à la base du succès économique des
anciennes Républiques sœurs de Tchéquie et de Slovaquie, par exemple. Les PME
germaniques ont mis en place dans ces pays, mais aussi en Pologne, dans le
monde balte, des réseaux de sous-production de grande qualité.
Cette absence de
sous-traitance dans les pays du sud de la Méditerranée n’est pas seulement le
résultat d’un problème de logistique, mais de réglementation. En effet, ces
investissements étrangers officiellement désirés par les pays du Sud ne sont
pas vraiment accompagnés. En Algérie, la volonté politique est absente. Dans
l’Est de la Méditerranée, le Liban a un potentiel très réduit ; la Syrie s’est
fermée économiquement. Israël a joué le jeu dans les domaines de haute
précision et de santé, ce qui renforce les liens avec l’Allemagne. Au Maghreb,
les Marocains et les Tunisiens ont bénéficié d'un peu de sous-traitance
industrielle, notamment dans le textile. Elle est restée limitée dans la mesure
où la politique de ces pays a été de privilégier les services. De fait, la
Turquie (et, marginalement Chypre) est le seul pays à avoir vraiment bénéficié
de ce mouvement d’inversion des flux de capitaux et de travail - les capitaux
et le travail allant vers le Sud. Si la législation du Sud de la Méditerranée
le permet, la France et l’Italie peuvent songer à stopper la vaine course à
l’optimisation de leurs coûts en interne et tenter de se rapprocher du modèle
germanique, en délocalisant davantage les premières étapes de la production
dans les pays de la rive Sud. Chacun mesure que ce mouvement dépend d'abord des
entrepreneurs, de leur potentiel d'investissement, de leur attitude face aux
risques politiques perçus ou fantasmés du Sud. Les capacités des entreprises
européennes à se redéployer sont aujourd'hui plus réduites du fait du
crédit-crunch en Europe et du changement de génération des dirigeants
d’entreprises. Réorganiser complètement une sous-traitance internationale suppose
du temps, des moyens, un projet à long terme. Ces conditions ne sont pas
entièrement remplies. Même si le cadre réglementaire évolue très vite au Sud,
même si l'Union européenne déverrouille certaines protections de son marché, il
est difficile d'imaginer un boom soudain de la sous-traitance industrielle.
Libérer le potentiel
des diasporas
Une partie des sociétés
du Nord entretient une capillarité très grande avec les sociétés du Sud. Cette
proximité quasi-familiale avec le sud de la Méditerranée constitue une force.
La densité diasporique est un atout pour les deux rives. Toute diaspora permet
d’optimiser les mobilités. Les filières familiales fonctionnent mieux que
n'importe quelle autre structure, au Nord comme au Sud, pour arbitrer entre les
opportunités économiques, pour sélectionner les migrants et les projets, pour
allouer au mieux les capitaux disponibles, mais à condition que la circulation
des hommes et des capitaux soit respectée.
II- Bilan de
l’Euromed
Q : Quel
bilan tirez-vous du processus institutionnel de l’Union pour la Méditerranée ?
Il est difficile de
savoir comment mesurer la valeur ajoutée de l’UPM / Processus de Barcelone dans
ce qui est une coopération stratifiée, ou, si l'on veut être optimiste, une
fusée à plusieurs étages.
Au Parlement Européen,
comme à la Commission européenne, le sentiment est qu’il existe depuis
longtemps un socle antérieur, très solide, formé par les accords
d’association
avec les pays de la rive sud. Ce sont principalement des accords commerciaux
dont on dit qu’ils marchent assez bien. Certains sont assez fructueux comme
pour le Maroc ; avec l’Égypte, en dépit du régime Moubarak, les premiers
progrès sont là. Au Proche-Orient, l’accord d’association avec Israël et
l’accord avec les Territoires Palestiniens marchent assez bien. Et l’Union
douanière avec la Turquie est une grande réussite. Le suivi de ces accords
commerciaux constitue en fait les ¾ de l’activité réelle des institutions
européennes au service de la cause méditerranéenne.
Une deuxième strate
relève des accords euro-méditerranéens qui récapitulent les premiers tout en les
politisant avec une dimension de conditionnalité en matière de Droit de
l’Homme, de soutien budgétaire, d’assistance technique, de diffusion de la
norme européenne. Le bilan est, là, beaucoup plus mitigé. Nombreux sont ceux
qui ont eu l’impression d’une conditionnalité mal réglée. Les conditionnalités
techniques et politiques, les demandes trop importantes, ont engendré une
asymétrie dans les négociations, source de procédures interminables. Si l’on
ajoute à cela l’adoption d'un grand nombre de standards techniques, c’est un
pas que les pays de la rive sud ont du mal à franchir. Si bien que le volet
politique et d’harmonisation technique n’a pas été à la hauteur de l’ambition initiale des accords euro-méditerranéens.
Il y a ensuite la
dimension régionale antérieure à l'UPM. C'est le processus de Barcelone qui est, au départ, un
processus communautaire, géré par les instances communautaires. Ce processus
peu doté a eu peu d'effets concrets.
Il y a finalement l'UPM
avec sa gouvernance sui generis, son lancement en fanfare au milieu d'un ballet
de chefs d'Etat. Une UPM d'avant le Printemps arabe. Avec ses dimensions
originales : les partenariats public/ privé, les grands projets, la
mobilisation des crédits de la BEI, un vrai Secrétariat permanent
d'organisation internationale.
A peine l'encre du
traité UPM sèche, l'Union a du inventer une nouvelle stratégie
euro-méditerranéenne
pour tenir compte de la donne nouvelle créée par les changements de régime au
Maghreb et en Egypte. Aujourd'hui l'un des membres, la Syrie, est sous
sanctions de l'Union. Les relations se sont tendues entre Israël d'un côté, la
Turquie et l'Egypte de l'autre.
Le cœur vivant du
système de coopération entre l'Union et la rive sud reste bilatéral.
Au plan budgétaire et
commercial, les choses se jouent entre l’Union et chaque pays.
Au plan politique, sur
la Libye, sur la Syrie, l'Union se félicite de retrouver une Ligue arabe
rénovée, en capacité d'initiative. Un dialogue bilatéral entre l'Union et la
Ligue semble bien plus productif que la mise en oeuvre des instruments
politiques de l'UPM, paralysés par le principe d'unanimité.
La Commission européenne
n'a pas voulu se séparer de l'architecture familière des accords bilatéraux et
du processus de Barcelone, première version, au profit de ce qui a été perçu,
au début, comme une invention de la France dans un moment de prurit
intergouvernemental. On a donc plutôt assisté à une communautarisation et à une
"bilatéralisation" de l’UPM. Faute de pouvoir travailler efficacement
tous ensemble, on fait de l'UPM au cas par cas : chaque pays est prié
d'élaborer des projets marqués du sceau de l'UPM. On retrouve donc la logique
bilatérale.
De l'idée d'un
concert des nations méditerranéennes, il ne reste rien. La raison de cet échec par rapport à l'esquisse
initiale vient de ce que les Allemands refusent, par principe, toute
institution autre que les institutions européennes pour gérer les questions
d'intérêt commun aux Européens, excepté l’OTAN. L’Allemagne et l’Italie ont
donc, logiquement, privilégié un financement communautaire de l'UPM afin que la
France (et la Turquie) ne jouent pas un rôle trop important. Il est vrai que
l’Allemagne a beaucoup d’intérêts économiques en Méditerranée. Il est vrai que
beaucoup d'autres Etats du Nord considèrent, qu'ils n'ont pas vocation à d’être
exclus de la Méditerranée. Il n’y a pas une politique mais des politiques
d’Etats vis-à-vis de la Méditerranée. Beaucoup sont anciennes et bien enracinées.
Par extension, la politique méditerranéenne de l'Union ne peut pas être
réservée aux Méditerranéens. C'est là une idée forte des Européens du nord et
du centre de l'Europe. Ce désir rend, d’une certaine manière, hommage à la
Méditerranée, considérée comme essentielle pour l’énergie, la culture, la
sécurité. Il y a aussi une "affection" générale pour ces rivages que
le tourisme, la littérature, le cinéma ont contribuée à développer. L’Europe
dans son entier veut participer à la magie méditerranéenne. Dans le désir de
communautariser l’UPM, il y a quelque chose de réaliste mais aussi quelque
chose de romantique : la Méditerranée est un patrimoine commun de tous les
Européens.
Q : Comment
les BRIC et les Etats-Unis perçoivent l’espace méditerranéen ? Un pré-carré
européen ? Un
ensemble de marchés et de pays stratégiques à conquérir
économiquement ?
Les BRICS nous
démontrent que l'Union n'a jamais disposé des moyens d'une doctrine Monroe en
Méditerranée et qu'il serait absurde de considérer qu'elle pourrait faire de
cet espace un lac européen. Les Etats-Unis restent de loin la première
puissance politique et militaire en Méditerranée. La Turquie a son propre jeu
régional. Israël a beaucoup des attributs d'une puissance internationale. La
Russie n'a jamais abandonné les restes de son désir d'influence. L'Egypte
reprend peu à peu sa place dans une Ligue arabe rénovée. L'idée que la
Méditerranée est une chasse gardée dans laquelle d'autres viendraient
aujourd'hui braconner date d'avant 1945.
Que font les BRICS en
Méditerranée ? - La même chose qu'ailleurs. Ils jouent, logiquement, leurs
cartes de puissances globales à l'âge de la globalisation.
Le Brésil a une
population d’origine méditerranéenne, proche-orientale, à l’image de toute
l’Amérique Latine. Ces populations levantines jouant un rôle important, le
Brésil ne se désintéresse ni du Nord ni du Sud du bassin méditerranéen. Il y
reconnaît des structures sociales familières : le rôle des leaders, des
hommes forts, des familles…
Dans le cadre d’une politique
volontariste clairement affichée, le Brésil veut avancer ses pions face à la
Chine qu’il voit comme un nouvel acteur que l’on ne peut laisser faire cavalier
seul. Le Brésil suit, par ailleurs, une politique africaine dans laquelle il
inclut le Maghreb.
La Chine, quant à elle,
cherche à renforcer son accès aux ressources, à créer des espaces de
développement pour ses entreprises et à entretenir des soutiens au sein des
institutions internationales. En parallèle, les Chinois mènent des initiatives en
solo comme la construction d’infrastructures avec des travailleurs chinois,
financée par des capitaux chinois et en l’absence de toute conditionnalité. La
politique européenne, plus lente, disposant de moins de ressources, a bien des
difficultés pour lutter contre cette concurrence qui est aussi politique
qu'économique. La Méditerranée n'est pas une exception. On retrouve la même
dynamique dans le Caucase, en Ukraine, en Asie centrale.
La Turquie de l'AKP
propose à la Méditerranée son projet de révolution conservatrice : libération
de l'économie, primat donné aux entrepreneurs, et rétablissement parallèle d'un
"ordre moral" musulman dans la sphère privée. A bien des égards,
aujourd'hui, le vrai soft power en Méditerranée est turc.
III- Perspectives
Q : Sur quelles bases refonder un
partenariat euro-méditerranéen ? Pensez vous que la
refondation de la
relation euro-méditerranéenne doit s’effectuer prioritairement sur une base
économique? Politique? Culturelle? Ou sur une autre approche?
Je suis en faveur des
consolidations, des renforcements, des transitions plutôt que des refondations.
A bien des égards, les Européens ont considéré l’UPM comme une réinvention de
la roue. Cela a retardé le processus que l'on prétendait accélérer.
Il faut se garder, comme
le disait Jospin, un droit d’inventaire. Il faut faire un audit de l’UPM et de
ses projets.
Il faut aussi - et c’est
vital - ajouter une dimension migratoire à l'UPM car elle représente
l’attente principale des sociétés du Sud, c’est-à-dire un accès élargi au
marché. Sans cette mobilité accrue pour les hommes d’affaires comme pour les
jeunes, on passe à côté d’une demande très importante. La mobilité est la
démonstration que les Européens sont sérieux, et qu'ils ne veulent pas
seulement quelques délocalisations au sud pour perpétuer un certain
cantonnement.
L'Union ne doit pas
sacrifier son autonomie géopolitique. Dans la dynamique d’ensemble
euro-méditerranéenne, la question de la proximité avec Israël, de la partialité
des Européens à l'égard d'Israël, revient souvent comme un facteur de blocage.
Les Européens seraient trop "pro-Israéliens" pour être de bons
partenaires du monde arabe et majoritairement musulman de la rive sud.
C'est une vue de
l'esprit. Les Israéliens eux-mêmes ont plutôt l'impression que l'Europe ne les
aime pas, qu'elle ne les soutient pas. Elie Barnavi parlaient naguère d'une
Europe frigide, incapable de satisfaire les Israéliens qui l'aiment.
Les Européens, qu'on le
veuille ou non, ne sont ni dans l'alignement ni dans l'hostilité vis-à-vis
d'Israël. Logiquement, ils développent leur propre vision, conforme à leur
propre diagnostic et à leurs propres intérêts. L'écart avec les Israéliens
n'est pas le même sur la question de Palestine que sur la question iranienne,
par exemple.
Pour les Européens,
l'Etat palestinien ne peut pas être « en miettes » s'il doit être
viable. L’aide des Européens est toujours allée dans ce sens-là tant par son
aide politique que dans l’application de l’Accord de Paris sur l’économie
palestinienne. L’aide apportée à Gaza se situe aussi dans la perspective de
créer l’infrastructure d’un Etat. Les Européens sont les seuls à insister sur
ce paramètre, c’est-à-dire sur le retour à des liens fixes entre Gaza et
Cisjordanie, avec une route et un corridor sécurisé.
L’UE ne bougera pas si
Israël frappe le nucléaire iranien. Depuis les sanctions de 2006, la position
européenne a beaucoup évolué. La politique iranienne constitue une menace
contre la paix. Personne aux Nations Unies ne souhaite mettre en place une coalition,
ce qui est dû à un effet de collage créant une menace pour la sécurité
internationale. On est bien dans les prologues d'une ouverture du chapitre 7 et
cela depuis quelques temps.
IV- Questions plus
personnelles
Q :
Qu’est ce que la Méditerranée pour vous ? Donnez trois mots pour la qualifier
Pour
moi, trois images, plutôt que trois mots, s’imposent.
La
première : c'est la promenade le soir quand il fait chaud. Cette pratique sur
le bord de la mer, où l’on prend le frais. C'est une pratique que l’on
rencontre partout. C’est un trait de civilisation.
La
seconde c'est la culture scolaire qui a transmis tout autour du rivage les mêmes
auteurs, les mêmes théorèmes, les mêmes modèles esthétiques. Sans ces millions
de professeurs, souvent pauvres et déclassés aujourd'hui, les Méditerranéens
auraient perdu le souvenir de leur héritage commun.
La
troisième c'est l'image d’Ulysse, telle qu'elle se dessine aux premiers vers de
l'Odyssée. Il y a, depuis longtemps en Méditerranée, des hommes qui cherchent,
en voyageant, à rentrer chez eux mieux dotés. Vivre en Méditerranéen, vivre
comme Ulysse, c'est savoir partir et repartir, pouvoir se retrouver un peu
partout chez soi, et conserver envers et contre tout le goût du retour. A
l’heure de la mondialisation, c’est un programme très actuel.
Bien
des élites politiques l’ont vécu : l’exil est parfois nécessaire pour
redéfinir un projet, pour s’extraire des pesanteurs locales et pour s’armer de
valeurs plus éprouvées.
Notes
Norman J. Pounds : An historical Geography of Europe. Cambridge University Press, janvier 1990.
Norman J. Pounds : An historical Geography of Europe. Cambridge University Press, janvier 1990.
Pierre Beckouche : "Bilan d'Euromed : un état des
lieux du financement par l'UE du développement en Méditerranée", Paris,
Ipemed Palimpsestes n°3, mai 2011
Christian Stoffaës : "Mittelstand, notre chaînon
manquant", rapport au Secrétaire d'Etat aux entreprises et au commerce
extérieur Hervé Novelli, 2008.
Fernand Braudel : La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II. Paris, Armand Colin, 1995 (sixième
édition)
*
Cet article est paru dans in Méditerranée. 30 voix pour bâtir un avenir commun,
sous la direction de Agnès Levallois et Jacques Ould Aoudia, IPEMED, février2013
http://www.ipemed.coop/adminIpemed/media/fich_articl/1362490387_IPEMED_30_Voix_Nov2012.pdf